Ethnographie d’un tourisme paysager : l’engouement chinois pour la lavande au XXIe siècle – Marjorie Ruggieri
Marjorie Ruggieri exerce les fonctions de chercheuse et chargée de recherches, d’inventaire et de patrimonialisation pour l’OPCI-EthnoDoc. Dans cet article, vous trouverez un compte-rendu de sa thèse en anthropologie et ethnologie.
Compte-rendu de thèse
« Ethnographie d’un tourisme paysager : l’engouement chinois pour la lavande au XXIe siècle »
Marjorie Ruggieri
Référence : Thèse de doctorat en anthropologie et ethnologie, Centre Norbert Elias, École des Hautes Études en Sciences Sociales, sous la diréction de Caroline Bodolec et Boris Pétric, soutenue le 7 avril 2021.
Ethnography of a landscape tourism: the Chinese craze for lavender in the 21st century
Sur le plateau de Valensole, situé dans les Alpes-de-Haute-Provence en Région Sud, les paysages magnifiés depuis longtemps par les poètes et les touristes européens, ont connu une transformation radicale impulsée par l’engouement chinois pour la lavande. Dans ce territoire, les contacts entre les communautés d’accueil et les visiteurs mettent en lumière une combinaison de représentations et d’enjeux autour du paysage lavandier sur lesquels repose l’activité touristique (Bessiere, 2000 ; Amirou, 2012 ; Cousin & Réau, 2014 ; Daum & Girard, 2018). La pratique touristique à la journée ou à la demie-journée dont les lavandes représentent l’attraction principale, débute en 2008. Elle est alors identifiée comme « un phénomène chinois » par les médias français. La rencontre entre Valensole, ses agriculteurs, ses artisans, ses hébergeurs et les touristes de passage venus de Chine est le sujet de cette thèse. Les scènes d’interactions qui se déroulent sur ce territoire soulèvent de nombreuses réflexions et il est apparu comme essentiel de comprendre en quoi ce tourisme transforme les pratiques et les représentations de la communauté d’accueil valensolaise. Pourtant, à travers mes premières lectures, je constate le peu de littérature et d’enquêtes relatives à « l’autochtone » – au résident local- à partir du moment où celui-ci est un occidental.
Cette thèse met ainsi en lumière les situations de frictions (Tsing, 2020 : 30-32) et les conflis d’usage qui se jouent derrière la carte postale idyllique et les milliers de photographies postées sur le net de ce paysage à priori naturel. L’une des questions centrales qu’elle pose est le rapport complexe de l’homme au paysage (Drosse, 2005 ; Besse, 2009 ; Follea, 2018 : 78-87). L’apparition de la catégorie de patrimoine culturel immatériel en 2013 (1) reposant sur des schémas complexes et des représentations diverses de la nature en France et à l’international, ainsi que l’inscription de la lavande sur les fiches de l’Inventaire du Patrimoine Culturel Immatériel en 2018, posent également la notion de patrimoine au coeur des interrogations de cette recherche. Suivant une méthode inductive, ce travail d’enquête ethnographique s’est appuyé sur de nombreuses observations des espaces lavandiers et des différentes activités qui s’y déroulent. Pour répondre à la problématique, en parallèle des matériaux recueillis et des phénomènes particuliers observés, une cinquantaine d’entretiens en français, en anglais et en chinois, ont été menés.Tour à tour étudiante, chercheure, touriste, bénévole ou encore guide touristique sur le plateau de Valensole, les interactions et les entretiens menés dans cette thèse sous diverses casquettes ont permis de créer et maintenir des contacts réguliers et singuliers avec les divers informateurs. Lors de ces différents terrains, il est également proposé aux locaux et aux excursionnistes de participer à une mise en commun de dessins représentant la Provence. Les dessins récoltés constituent un matériau original de l’anthropologie des sens pour la conceptualisation des représentations de la Provence à la manière des cartes sensibles (2) (Olmedo & Roux, 2014 : 36-57). L’odeur (celle de l’huile essentielle de lavandin issue du procédé complexe de la distillation de la plante) apparaît comme une des images identifiantes (expression empruntée à Marc Augé in Cousin, 2011) qui compose le plateau pour les locaux et pour les touristes, même ceux qui avouent la détester. La couleur apparaît comme le deuxième élément constitutif de ce paysage.
En donnant la parole à ces différents acteurs de la vie locale (agriculteurs, commerçants, hébergeurs, élus, président d’association, bénévoles), le premier chapitre de cette thèse, témoigne de l’ambivalence des discours et de la construction complexe de la lavande en tant que patrimoine local. Ce chapitre illustre le processus par lequel à travers les discours des entrepreneurs locaux, une muséification (à Mane, Barrême, Coustelet puis à Valensole), une commercialisation locale du produit, une forme d’agritourisme valensolais (Bourlet, 2002) et la création d’une fête à l’ancienne par les autochtones, la lavande devient un patrimoine porteur de capitaux économique, symbolique, culturel, familial et social. La Fête de la lavande de Valensole créée en 1993 représente la célébration où la valorisation de ces différents capitaux est la plus visible. En requestionnant les concepts de traditions et d’idéologie du passé (Champagne, 1977 : 73-84 ) l’étude montre que la période d’implantation de la culture de la lavande symbolise un « Âge d’or », celui d’avant la mécanisation et d’avant le tourisme. Les Valensolais expriment dans ce réenchantement des gestes et techniques agricoles, comme la coupe à la faucille, une façon de recrééer des liens et de transmettre des valeurs aux plus jeunes. In fine, leurs discours ont montré de nombreuses tensions et une acculturation difficile entres valensolais et néovalensolais particulièrement présents lorsque ces derniers évoquent la valorisation du patrimoine et l’activité touristique sur la commune. Il ressort également de cette étude sur les autochtones une sorte de sentiment de supériorité qui s’incarne dans l’envie d’imposer un mode d’observation « culturel » du paysage, comme s’il n’y avait qu’une façon de bien visiter Valensole. L’ambivalence des discours autochtones révèlent enfin que l’usage des pesticides, la pérennité des monocultures et l’érosion des sols dûe à un traffic routier intensif, divisent les locaux quand à l’avenir même de l’activité touristique sous-tendue par la lavandiculture.
Dans un second chapitre, à travers les échelles diverses, la thèse montre une géopolitique du tourisme lavandier où le patrimoine lavandier devient un élément de politique locale. Au début des années 2000, les acteurs du marketing étendent la promotion des images identifiantes provençales à de nouveaux marchés internationaux, comme la Chine. La lavande y est clairement identifiée comme l’emblème de la Région Sud. L’enquête en mettant en parallèle les institutions nationales, régionales et locales souligne alors une superposition des missions. Ce millefeuille institutionnel révèle l’enjeu majeur que représente le tourisme à destination de la Provence pour l’économie mais également une désorganisation des actions. Pour les divers acteurs locaux, notamment l’organisme « Coeur de Provence », chargé de la promotion du territoire auprès des touristes chinois et pour le Parc Naturel Régional du Verdon, il ne s’agit plus de promouvoir le paysage mais d’élargir les ailes de saison et de gérer les flux humains pour assurer sa pérennité tout en répondant aux inquiétudes des communautés locales. Le tourisme chinois, par sa soudaineté, sa densité, sa concentration temporelle et spatiale, avec pour conséquence une focalisation des institutions sur ce marché, subit également une forme de stigmatisation de la part des institutions.
Le dernier chapitre en se concentrant sur le prisme des Chinois de passage à Valensole met en lumière une typologie complexe de ces visiteurs. La visite des champs de Valensole, loin de l’univers urbain chinois, est le résultat de divers mode d’accès à la Provence. La rencontre avec les étudiants chinois de Provence et les membres du SinoFranco club à l’Institut français de Pékin, fournissent des éléments de réponse dans la compréhension de la fabrique d’un discours langman 浪漫 « romantique » sur la Provence. De nombreux témoins fondent leurs connaissance de la Provence sur un mythe national, les réseaux (Instagram, Wechat), les émissions de voyages ou la série de romance chinoise you jian yi lian you meng 又见 一帘幽梦 « encore un rêve derrière le rideau » dont un épisode a été tournée à Valensole. Leurs rêves de voyages en Provence nourries par les imaginaires touristiques répondent à la fois à la logique mimétique du tourisme contemporain et à la quête d’une reconnaissance sociale qui s’exprime dans l’injonction commune « il faut venir visiter les lavandes». La pratique de ces excursionnistes chinois confirme une appétence internationale pour la photographie du paysage mais aussi pour la captation de leurs propres images dans ce paysage. Avec leurs venues soudaines et concentrées sur les deux mois de floraison de la lavande, les locaux s’inquiètent que Valensole ne devienne un musée à ciel ouvert hors du temps et craignent que ces touristes et leurs pratiques détruisent leur culture, leur tranquilité et leur environnement. Le tourisme chinois est alors décrit comme une occupation, certes temporaire, mais dangeureuse pour le plateau. Cette stigmatisation renforcée par la promotion touristique se retrouvent dans des éléments de langages valensolais, dans la fabrique d’une « histoire à soi » valensolaise (Fabre, Bensa, Dielbot, 2011) et dans une culture matérielle locale qui renforce le sentiment identitaire. Cette racialisation du tourisme largement reprise par les médias français invite à réinterroger les notions d’altérité, d’interculturalité et d’identité. Les observations dévoilent in fine une pratique chinoise de plus en plus autonome qui s’accompagne désormais d’une expérience de flanerie plus confidentielle, de la découverte des savoir-faire, des produits locaux, et d’une hybridation culinaire (alliant nouilles et gastronomie locale). La densité chinoise sur le plateau au plus forte entre 2010 et 2016, est aujourd’hui une perception subjective qui subsiste. Enfin, le peu de vacances des excursionnistes chinois expliquent un rapport au temps du voyage complexe et en mutation, faisant de ce dernier, un élément majeur dans l’analyse des loisirs et du tourisme contemporain.
Les mesures sanitaires visant à éviter la propagation de la Covid-19 ont rebattu les cartes de l’étude de l’activité touristique en coupant net toutes les circulations internationales. Cependant, pendant l’été 2020, la région Sud a connu une saturation sans précédent de ces espaces touristiques dûe à la présence massive de touristes français. Non seulement, les locaux se sont à nouveau sentis envahis, mais à cette saturation s’est ajoutée la question sanitaire. Cette thèse, rédigée en période de crise touristique, invite à requestionner les hétérotopies du tourisme français et les logiques de ce loisir qui concerne encore seulement 3.5% de la population mondiale. Elle donne à réfléchir aux notions de voyage, de dépaysement, d’altérité, d’imaginaire touristique autant qu’à la connaissance des modes de vie des communautés d’accueil. Concernant le tourisme international, il est à prévoir que pour la Chine le tourisme intérieur reste majoritaire comme c’était déjà le cas avant la crise du Covid. Mais l’étude laisse présager que la reprise des déplacements à l’extérieur de la Chine dépendront des futurs représentations, hétérotopies et marchés d’altérité produits par des communautés d’accueil de plus en plus soucieuses du patrimoine naturel et réfractaires à un tourisme de masse.
Notes :
1 L’UNESCO définit le patrimoine culturel immatériel et les pratiques culturelles immatérielles dans la Convention de l’Unesco de 2003 : traditions et expressions orales ; arts du spectacle ; pratiques sociales, rituels, événements festifs ; connaissances et pratiques liées à la nature et à l’univers ; savoir-faire de l’artisanat traditionnel.
2 Une carte sensible est une carte qui tente de rendre compte de l’expérience d’un territoire, par un individu ou un groupe d’individus. (Géo-graphies.fr) Cette cartographie du sensible se présente comme l’inverse des cartes habituelles qui se prétendent neutres, abstraites générales et sont comme « désensibilisées » au sens où elles sont coupées de la sensibilité particulière des auteurs qui les élaborent.
BIBLIOGRAPHIE
AMIROU (Rachid). 2012. L’imaginaire touristique, CNRS EDITION.
BESSE (Jean-Marc). 2009. Le Goût du monde. Exercices de paysage. Arles/Versailles : Actes Sud/ENSP.
BESSIERE (Jacinthe). 2000. « Valeurs rurales et imaginaire touristique », dans Rachid Amirou et Philippe Bachimon (dir.), Le tourisme local, une culture de l’exotisme, Paris, L’Harmattan, p. 71-92.
BOURLET (Isabelle). 2002. L’émergence de l’agritourisme : les implications des changements dans le secteur agricole et sur les structures de production, Aix-en-Provence, Université de la Méditerranée, Laboratoire d’économie et de sociologie du travail.
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FABRE (Daniel) (dir.) & BENSA (Alban) (dir.), DIELBOT (Wanda). 2001. Une histoire à soi, Figurations du passé et localités. Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Ministère de la Culture. Ethnologie de la France, 18.
OLMEDO (Elise) & ROUX (Jeanne-Marie). 2014. Conceptualité et sensibilité dans la carte sensible. Concepts au prisme de l’épistémologie de la géographie. Implications philosophiques, Implications philosophiques, Autour de Jocelyn Benoist. Actes de la journée organisée par Raphaël Ehrsam, le 4 juillet 2013, pp.36-57.
TSING (Anna Lowenhaupt). 2020. Friction. Délires et faux-semblants de la globalité, Paris, La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », trad. Philippe Pignarre, p30-32. 5
Sources documentaires
Convention pour la sauvegarde du Patrimoine Immatériel, UNESCO, 2003.
Photos par Marjorie Ruggieri