ChantCollecteMaritimeMusique

La festivalisation du chant de marins en France et aux États-Unis – résumé du mémoire de Pauline Grousset

Fraîchement diplômée du master de recherche en musique et musicologie de Sorbonne Université, et spécialisée en anthropologie de la musique, Pauline Grousset travaille à présent sur divers projets autour des musiques maritimes avec l’OPCI-EthnoDoc et prépare une thèse sur les musiques maritimes de tradition orale en Vendée.

À bord du Mil'Pat' à Fécamp (Normandie)
Le port musée de San Francisco (Californie)
Musiciens à la fête du hareng de Fécamp (Normandie)
La vielle à roue de Michel Colleu

En 2018, j’ai débuté une recherche autour de la festivalisation du chant de marins en France et aux États-Unis. Après trois ans de recherches documentaires, d’entretiens, et de production de supports audiovisuels, j’ai produit un mémoire, que je me propose de résumer ici. Ce mémoire a été réalisé dans le cadre du master de recherche en musique et musicologie à Sorbonne Université et sous la direction de François Picard. 

Ce sujet m’est venu d’abord par amour de ce genre musical, mais aussi par le constat d’un manque cruel de recherches universitaires autour de ce sujet. En effet, comme nous allons le voir, il existe très peu de ressources académiques sur le chant de marins, encore moins dans le cadre du phénomène de festivalisation. Je me suis donc penchée, avec une approche anthropologique, sur la question des rapports sociaux dans le cadre des fêtes et festivals liés au chant de marins. 

Dans un premier temps, je vais donc faire un point rapide sur l’état de la recherche, puis je vais m’intéresser à l’émergence de la festivalisation du chant de marins, et pour terminer je m’appuierai sur mes constats faits sur le terrain pour faire l’état des lieux de ce qu’il en est aujourd’hui.

Commençons donc par l’état de la recherche. La première source académique que j’ai pu trouver sur le chant de marins est un article de R.R. Terry daté de 1915. Il y évoque la genèse du chant de marins aux États-Unis, mais réfute d’emblée, d’un ton très raciste qui discrédite son propos, l’idée que les esclaves noir-américains aient pu apporter leur musique des plantations sur les bateaux. Pour lui, tout vient uniquement de la difficulté de travailler ensemble, d’un point de vue pratique, or nous allons voir plus loin que le chant de marins, ce n’est pas que ça ! Avant même les écrits de R.R. Terry, environ 60 ans plus tôt d’après Michel Colleu, les marins décrivant leur vie à bord évoquent déjà le chant de marins, qui n’est pas lié uniquement au travail. Revenons au XXI siècle, et parlons un peu du capitaine Armand Hayet, qui publie dès 1927 des recueils de chants collectés à bord des navires longs courriers sur lesquels il a navigué, mais aussi en 1953 un livre intitulé Us et coutumes à bord des longs courriers. Peu de temps après, dans les années 1960, avec le folk revival, d’autres recueils et livres voient le jour, on peut penser par exemple au célèbre Shanties from the Seven Seas de Stan Hugill en 1961. Malgré cela, il existe aujourd’hui un décalage entre ce que les spécialistes et les non-initiés disent du chant de marins. En effet, dans l’imaginaire collectif du grand public, le chant de marins, c’est le chant des marins embarqués sur les navires transatlantiques au XIXè siècle. C’est oublier tout le reste des musiques maritimes ! C’est là que l’on voit les limites du terme « chant de marins ». 

Parlons à présent de la notion de « festivalisation ». Issu du latin « festa, festivus » qui signifie « où il y a fête », ce terme est d’abord un adjectif en Angleterre dès le XIVè siècle, avant de devenir un nom au XVIè siècle et de s’exporter en France autour de 1830. Alors, qu’est-ce que c’est un festival ? Au sens large, c’est un moment de célébration hors de la vie quotidienne. En France, le nombre de festivals a été multiplié par dix sur les 30 dernières années, il y en avait 600 en 1989, 6000 en 2019. À quoi est-ce dû ? Tout d’abord, selon Emmanuel Négrier, les festivals sont « la revanche des provinces sur Paris ». En effet, même les grands festivals parisiens ne se déroulent pas réellement à Paris (Rock en Seine à Saint Cloud, Fête de l’Huma à la Courneuve…) où la place manque cruellement et où tout coûte plus cher. De plus, un festival revient peu cher à ses participants. Au Hellfest par exemple, chaque concert revient à environ 1€50 au festivalier. Le festival, c’est aussi une ambiance, une expérience, et des valeurs, ce qui est très attractif pour le public. 

Mélangeons toutes ces notions et plongeons maintenant dans le vif du sujet : la festivalisation du chant de marins. D’après Catherine Perrier, il y a dès les années 1950 des rassemblements maritimes en Grande-Bretagne. En France, on peut évoquer le congrès des Cap-horniers en 1958, où l’on voit surtout des chorales de chant de marins. Avec le folk revival des années 1960-1970, on voit apparaître des festivals au sens où on l’entend aujourd’hui comme la fête des cornemuses de Lorient qui deviendra le festival interceltique. Dans ces événements il y a deux démarches de la part des nouveaux interprètes : création (comme « Mon p’tit garçon » de Michel Tonnerre) et reprise de mélodies anglophones en français (comme « Santiano » de Hugues Aufray). On voit donc qu’en quelques années il y a deux courants bien différents avec d’un côté des chorales qui se basent sur un imaginaire du chant de marins qui persiste aujourd’hui, et de l’autre des nouveaux interprètes qui proposent de se réapproprier le chant de marins. Aux États-Unis, le festival le plus ancien qui a continué d’exister jusqu’à 2021, c’est le Sea Music Festival de Mystic Seaport, créé sous l’impulsion de Stuart Frank en 1979. Aujourd’hui, on trouve des festivals de chant de marins en France sur tout le littoral, aux États-Unis également mais aussi dans la région des grands lacs. Ils ont lieu principalement de juin à octobre, ce qui n’est pas nécessairement le cas des fêtes maritimes qui s’étalent sur toute l’année. Les personnes qui participent à ces festivités sont principalement des hommes blancs de plus de 50 ans. 

Parlons à présent de l’émergence du phénomène. Tout d’abord, il faut remettre tout cela en contexte : le monde occidental des années 1970. En France, sous la présidence de Georges Pompidou, il y a une grande volonté de moderniser et d’industrialiser le pays, et surtout son agriculture. Si les temps sont longs, la technologie évolue très rapidement. Nous sommes aussi dans l’ère de mai 68, durant laquelle les mœurs se libèrent. On voit apparaître de nouveaux genres musicaux inspirés d’un côté par les hippies (on peut penser aux Poppys) et de l’autre par les contestations qui voient le jour à cette époque (Renaud, Gainsbourg, Téléphone…). Aux États-Unis, c’est Nixon qui dirige à ce moment, après l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy mais aussi de Martin Luther King. C’est aussi l’époque de l’offensive du Têt, qui fera partie des gouttes d’eau qui vont faire déborder le vase. Les jeunes sont dégoûtés par leurs gouvernants, et le Watergate ne fera qu’accentuer ce sentiment. Le mouvement hippie va voir le jour, et si il est très critiqué, il aura de nombreux adeptes, à San Francisco par exemple. C’est dans cette atmosphère qu’on voit naître des genres musicaux qui veulent se démarquer de ce qui existait avant, que ce soit le funk ou le minimalisme. Que ce soit en France ou aux États-Unis, les jeunes ont donc envie d’un monde à leur image, plus libre et plus honnête.

Ce nouveau monde va tenter de voir le jour notamment par le folk revival. Valérie Rouvière nous informe dans Le mouvement folk en France (1964-1981)que les années 1970 sont un temps de contestation contre l’urbanisation galopante, le libéralisme et l’uniformisation de la culture, et cela passe par le renouveau des musiques traditionnelles. On voit les minorités se réveiller, musiques incluses. Aux États-Unis, les folksingers réactualisent des chants traditionnels dans des folk clubs ou des festivals, et c’est là que des stars comme Bob Dylan vont faire leurs armes. En 1961, Hugues Aufray rapporte jusqu’en France d’un voyage aux États-Unis des cassettes de folksingers qu’il passera sur Radio-Luxembourg. En France, on va reprendre l’habitude des collectages, pratique qui avait pour le coup résisté aux États-Unis, d’abord dans les campagnes, où les musiques avaient été le mieux conservées. On va aussi rééditer des recueils comme le Barzaz Breizh dont la première édition date de 1839. On va piocher dans tout cela les chants qui résonnent avec les problématiques de l’époque et les interpréter dans des folk clubs comme le Bourdon qui apparaît en 1969. C’est là qu’on va voir monter des stars comme Alan Stivell ou John Wright.

Le chant de marins n’est pas étranger à toutes ces activités, et dans une époque où les jeunes ont un fort désir d’appartenance, des chants sur le mal du pays par exemple parlent profondément à leurs interprètes. Ces chants sont échangés dans les folk clubs et les festivals, où ils fonctionnent très bien car ils répondent aux critères du folk (tradition orale, harmonie relativement simple, facilité d’apprentissage notamment du fait de la technique responsoriale que l’on retrouve souvent…). La thématique maritime va également être abordée par des stars comme Hugues Aufray (« Le port de Tacoma ») ou Bob Dylan avec « When the Ship Comes In » en 1963. Cette thématique va également se retrouver plus tard dans ce qu’on appelle les musiques actuelles, par exemple avec la reprise de « Tri Martolod » dans « La tribu de Dana » de Manau en 1998 ou « Inis Mona » d’Eluveitie en 2008. 

Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Pour répondre à cette question, je me suis rendue à la Fête du Hareng à Fécamp en 2018 et 2019, au Sea Music Festival de Mystic Seaport en 2019 et aux Bordées de Cancale en 2019. 

Pour commencer, quelques grandes idées en vrac. Tout d’abord, notons qu’un festival est essentiel à la vie locale d’une commune, particulièrement dans des petites villes dont l’activité culturelle est limitée, mais l’inverse est aussi vrai ! Les festivals, particulièrement dans un genre comme le chant de marins qui reste relativement confidentiel, ne se développent que plus facilement là où l’offre culturelle est moins importante, et dans des communes où il y a de la place. La communauté est également essentielle : on compte sur les copains pour que ça marche. Ces copains, comme dit plus haut, sont surtout des hommes blancs de plus de 50 ans, mais il y a une très forte volonté de la part des organisateurs de faire bouger les choses et d’agrandir le public concerné, que ce soit par la mise en place d’une parité ou par le développement d’un répertoire plus attractif pour les « jeunes ». On constate également une forte volonté de faire de la pédagogie autour du chant de marins : dans les événements liés au chant de marins on trouve souvent des expositions ou des conférences qui permettent de remettre les points sur les i par rapport à certains aspects de ce genre. Enfin, parlons du rapport au passé, et du rapport au présent. En effet, certains instruments comme la vielle à roue, connotée Moyen-Âge, la mise en place de manœuvres chantées, qui renvoient au passé sur les voiliers, les expositions de photos anciennes ou encore de gestes traditionnels, peuvent renvoyer vers le passé. Pour autant, le chant de marins est un genre très actuel : on écrit des chants qui renvoient à l’actualité encore aujourd’hui, à côté de la vielle à roue on peut voir des guitares folks ou des contrebasses jouées pizzicato, ce qui renvoie au jazz, et, de manière plus générale, le festival est un événement éminemment décontextualisant et actuel. Pour en revenir aux instruments, plusieurs diapasons se côtoient, je m’explique. Aujourd’hui, le La se situe entre 440 et 444 hertz. Cependant, certains instruments sont joués « un ton en dessous ». Cela signifie que le La est descendu à 392 hertz, ce qui est généralement associé aux musiques dites « anciennes » (médiévales, baroques, renaissance…). Comme tout est joué d’oreille, sans partition, ce n’est absolument pas gênant ! 

Maintenant, intéressons-nous à ce que disent les gens. Tout d’abord, pourquoi faire de tels événements ? Il s’agit avant tout de « retrouver » une culture et de valoriser un patrimoine. C’est aussi un refuge pour le public, leur permettant d’exprimer leur fierté culturelle et de sortir du quotidien dans le cadre d’une expérience singulière à un prix attractif. Le festival est un lieu d’échange, notamment de chants, absolument essentiel au chant de marins. On distingue trois types de public : les connaisseurs qui viennent pour voir leurs amis et groupes préférés, les locaux qui viennent pour la fierté « d’en être », et le public de passage, qui était dans les environs au moment de la fête ou du festival et qui se retrouve là un peu par hasard. Ce public a besoin des interprètes, et les interprètes ont besoin du public, pour exister. Pour ce qui est des infrastructures, on fait généralement le choix de petites estrades avec une sonorisation légère, dans un souci d’authenticité. Le programme est généralement précis mais avec une marge de manœuvre afin de permettre des moments de musique spontanée. Enfin, et c’est important, ces événements ont un fort besoin d’être soutenus par des institutions comme les départements ou les régions : dans un genre peu commercial, les subventions permettent de survivre. 

Enfin, abordons ce que les gens ne disent pas, en nous appuyons sur les événements auxquels je suis allée et que j’ai cité plus haut. Parlons en premier lieu de hiérarchie. Joue-t-on en position assise ou débout ? Ça dépend ! À Fécamp par exemple, le contenu dicte l’attitude. Généralement le meneur ou la meneuse se lève, cependant, on peut rester assis pour une complainte par exemple. À Cancale, c’est plus catégorique : un choix est fait au départ, soit on joue debout tout du long, soit on joue assis. À Mystic en revanche, on est systématiquement debout, y compris les personnes à mobilité réduite qui peuvent se lever. Qui se trouve au centre ? À Fécamp, on ne change généralement pas de place. C’est-à-dire que si l’on n’est pas au centre au départ, on mène de la place où l’on est, sans se mettre au centre. À Cancale, c’est généralement la figure d’autorité du groupe qui est au centre (parent, meneur, personne avec le plus d’ancienneté…). À Mystic, les groupes que j’ai vu étaient surtout des duos, donc la question ne s’est pas posée. Ensuite, quid de la place des instruments par rapport au chant ? Dans ces trois événements, les instruments sont généralement en retrait par rapport au chant, probablement parce que le chant de marins est une genre très narratif où le texte prime sur la musique. Parlons maintenant de vocabulaire et de lexique. Commençons par la phrase phare de ces événements, en France comme aux États-Unis, « Celle là je la connais de… », qui donne l’origine de la chanson. Cette phrase permet de rendre hommage à ceux qu’on appelle les « anciens », ces personnes qui transmettent les chants aux plus jeunes. Elle est essentielle et très spécifique aux musiques traditionnelles, dans lesquelles l’apprentissage est principalement oral, c’est ce qu’elle met en avant. Pour terminer sur le vocabulaire et le lexique, en France, il faut noter également que dans les événements auxquels j’ai pu participer, le parler est assez particulier. On notera l’élidation des -e-, y compris dans les paroles, mais aussi l’utilisation du registre familier. Cela correspond souvent aux parlers locaux, je pense notamment aux accents normand et breton, où l’on dira plus facilement « lend’main » que « lendemain ». Pour terminer, évoquons les thèmes abordés. Ce sont généralement des thèmes qui parlent au plus grand nombre : au côté des chansons grivoises, on trouve de chansons d’amour, des chants sur la mort ou le mal du pays… Aux États-Unis, on notera l’importance de ce qu’on appelle là bas « a ballad » à savoir une chanson narrative, qui raconte une histoire. Enfin, certaines populations sont absentes de ces événements. Si les femmes et les jeunes sont minoritaires, les personnes d’origine asiatique ou africaine sont complètement absentes. On peut penser que cela crée un vide dans le répertoire. Les enfants et surtout les adolescents sont très peu représentés. 

Pour conclure, je dirai simplement que le chant de marins est un genre très actuel, moderne, vivant, et militant. Les festivals sont un lieu de survie essentiels, car ils offrent au chant de marins un écrin où il peut vivre, respirer, évoluer. 

Photos par Pauline Grousset